La nuit, le silence et la
solitude donnent à mes longs trajets en voiture des dimensions épiques. Les
essuie-glaces brassent alors les ténèbres détrempées qui s’abattent sur mon
véhicule, tels des galériens acharnés aux ordres d’un hortator invisible.
L’étrave lumineuse de mes phares fend les flots célestes d’une nuit sans lune
et déroule les kilomètres d’une autoroute déserte.
Bref, je rêve.
Peut-être faisait-il lui aussi
partie du rêve ce soir-là? Sinon, qu’aurait il fait dans ma voiture, à mes
côtés?
Qui était-il, ce naufragé dans la
tempête, passager clandestin de mon modeste rafiot? Avait-il sombré
volontairement, après une longue dérive personnelle? Avait-il heurté
brutalement l’iceberg d’un cœur qui ne l’aimait plus? N’était-ce qu’un marin
ivre qui avait largué les amarres?
Il avait beau se tenir calme et
immobile, il m’avait glacé le sang dès les premiers instants et j’avais le
souffle coupé par les embruns qui fouettaient à cause de lui mon visage.
Je n’avais pu voir le sien, mais
ses mains pâles étaient en revanche bien en évidence sur le siège, dont elles
semblaient tenir l’assise comme pour se raccrocher à un mince espoir, au-dessus
d’un précipice.
Son attitude étrange n’était pas
pour me rassurer, car je devinais à la largeur de ses épaules une stature
imposante et me demandais par quel miracle de souplesse il s’était accroupi au
sol entre le siège et la boîte à gants, tournant le dos à la route.
J'aurais, d'ailleurs, été bien en
peine de lui en demander la raison, car il avait manifestement la tête
ailleurs.
Depuis son intrusion, je tanguais
dangereusement d’une glissière de sécurité à l’autre, tentant de garder le cap
en réclamant du pied que l’on stoppe les machines.
Je jetais enfin l’ancre sur la
bande d’arrêt d’urgence et prenais un instant pour contempler l’ampleur des
dégâts. Qu’il ait brisé mon pare-brise n’était qu’un détail. Il me fallait de
l’aide, je ne voulais pas rester seul avec lui.
- “Ça va?” me demanda un homme,
le téléphone à l'oreille.
Incapable de répondre, je
m'éloignais pour soulager mon estomac du trop-plein d'émotions.
J’entendais des bribes de sa
conversation. Il indiquait où nous nous trouvions. Il me suivait sur la route
et semblait avoir évité quelque chose que mon passager avait perdu avant de
monter à mes côtés.
Ce furent les secours qui
réussirent à rassembler les bribes de cette histoire, toutes celles qui, hors
de l’habitacle, m’avaient échappé: le pont, la chute, l’impact, ses jambes et
sa tête.
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