17 septembre 2013

Passager clandestin

Willem Van de Velde le Jeune

Ça fait dix ans que j’ai arrêté de naviguer, mais pas de bouger.

La nuit, le silence et la solitude donnent à mes longs trajets en voiture des dimensions épiques. Les essuie-glaces brassent alors les ténèbres détrempées qui s’abattent sur mon véhicule, tels des galériens acharnés aux ordres d’un hortator invisible. L’étrave lumineuse de mes phares fend les flots célestes d’une nuit sans lune et déroule les kilomètres d’une autoroute déserte.

Bref, je rêve.

Peut-être faisait-il lui aussi partie du rêve ce soir-là? Sinon, qu’aurait il fait dans ma voiture, à mes côtés?
Qui était-il, ce naufragé dans la tempête, passager clandestin de mon modeste rafiot? Avait-il sombré volontairement, après une longue dérive personnelle? Avait-il heurté brutalement l’iceberg d’un cœur qui ne l’aimait plus? N’était-ce qu’un marin ivre qui avait largué les amarres?

Il avait beau se tenir calme et immobile, il m’avait glacé le sang dès les premiers instants et j’avais le souffle coupé par les embruns qui fouettaient à cause de lui mon visage.
Je n’avais pu voir le sien, mais ses mains pâles étaient en revanche bien en évidence sur le siège, dont elles semblaient tenir l’assise comme pour se raccrocher à un mince espoir, au-dessus d’un précipice.
Son attitude étrange n’était pas pour me rassurer, car je devinais à la largeur de ses épaules une stature imposante et me demandais par quel miracle de souplesse il s’était accroupi au sol entre le siège et la boîte à gants, tournant le dos à la route.
J'aurais, d'ailleurs, été bien en peine de lui en demander la raison, car il avait manifestement la tête ailleurs.

Depuis son intrusion, je tanguais dangereusement d’une glissière de sécurité à l’autre, tentant de garder le cap en réclamant du pied que l’on stoppe les machines.
Je jetais enfin l’ancre sur la bande d’arrêt d’urgence et prenais un instant pour contempler l’ampleur des dégâts. Qu’il ait brisé mon pare-brise n’était qu’un détail. Il me fallait de l’aide, je ne voulais pas rester seul avec lui.

- “Ça va?” me demanda un homme, le téléphone à l'oreille.
Incapable de répondre, je m'éloignais pour soulager mon estomac du trop-plein d'émotions.
J’entendais des bribes de sa conversation. Il indiquait où nous nous trouvions. Il me suivait sur la route et semblait avoir évité quelque chose que mon passager avait perdu avant de monter à mes côtés.

Ce furent les secours qui réussirent à rassembler les bribes de cette histoire, toutes celles qui, hors de l’habitacle, m’avaient échappé: le pont, la chute, l’impact, ses jambes et sa tête.



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